Ce qu'une amitié inattendue avec un couple âgé m'a appris sur le voyage

06.09.21

Après une série d'événements improbables, je me suis retrouvée étendue sur une chaise jaune moutarde, un café à la main dans l'appartement d'un couple américain âgé vivant à Cuenca, en Équateur. Mes yeux étaient aussi larges que la soucoupe sur laquelle je posais ma tasse alors que ces personnes, qui se décrivaient comme des "anciens", me parlaient d'un marché marocain animé et qu'on y trouvait, un dentiste pouvait extraire une dent, pour un coût minime, au milieu des montagnes d'épices et d'objets artisanaux. Je suis stupéfaite et horrifiée à la fois. Chacune de leurs histoires était meilleure que la précédente. Jusqu'à présent, j'avais entendu parler de cérémonies de café en Éthiopie, de kayak dans des paysages sauvages de la côte ouest des États-Unis, de dîner les jambes croisées dans un appartement parisien à peine plus grand qu'un placard et d'une arrivée après le coucher du soleil dans un gite perché au-dessus d'un paisible verger italien.

C'était en mai 2020. Nous avions déjà passé la période frénétique d'achat de papier toilette et les masques en tissu que je venais d'acheter étaient le premier signe de mon engagement à combattre la COVID-19. Il était maintenant évident que la courte période de deux semaines de quarantaine, prévue mars, était pitoyablement naïve, mais toujours sans savoir combien de temps la pandémie durerait. J'étais temporairement invitée dans l'appartement du haut de mes voisins Rich et Barb, alias les Anciens, parce que mon appartement s'était attaqué à moi et avait développé une forêt enchantée de moisissures. Aucun d'entre nous n'avait quitté notre immeuble de quatre étages dans notre charmante rue du sud de Cuenca, sauf pour acheter les produits de première nécessité au magasin du coin. Nous avions un couvre-feu à 14 heures et les courses ou les promenades dans les parcs étaient interdites. Alors que nos amis au Canada semblaient renouer avec le grand air, mon grand air à moi semblait s'être déplacé à l'intérieur et avait laissé pousser une couche verte dégoutante sur mes sacs à main, mes vestes et mes chaussures.

C'est pour cette raison que Rich et Barb ont insisté que je déménage temporairement dans leur appartement, et c'est ainsi qu'a commencé une amitié improbable. Bien que j'aie fini par déménager dans un autre appartement, cette bulle pandémique innatendue que nous avons formé, dans des circonstances déplorables, se poursuit encore aujourd'hui, et elle a changé ma façon de concevoir le voyage...et la vie en général. Entre les dîners du samedi après-midi et les verres de vin du mardi soir, mes discussions quotidiennes avec Rich et Barb ont révélé de grandes leçons de vie, ayant émergé pendant les heures passées à rire et jaser à huis clos avec ces deux "vieux".

Jenni Miska 802Hc Frzri Unsplash

Quand on veut, on peut

J'ai rencontré Rich et Barb par un jour ensoleillée de mars, juste au moment où les gros titres sur la COVID-19 commençaient à devenir plus sérieux. J'étais dans mon appartement en train de faire bouillir de l'eau pour du thé alors que Rich est apparu à ma porte arrière. Je suis sortie pour lui dire bonjour lorsqu'une Barb, bien habillée, a tourné le coin. Ils m'ont dit qu'ils visitaient l'Équateur pendant un mois, qu'ils logeaient dans l'appartement au-dessus du mien et qu'ils avaient vécu ici il y a quelques années.

Quand les frontières ont fermées et que le pays entrait en période de confinement, nous sommes restés tranquillement sur place pendant que les voyageurs du monde entier réservaient anxieusement leurs vols de retour. Rich et Barb avaient de la famille dans le Kentucky, mais leurs proches et eux-mêmes ont estimé qu'il était préférable pour le duo de rester sur place. Pendant que les semaines COVID se transformaient en mois et que les tensions politiques aux États-Unis s'aggravaient, Barb en etait venue à la conclusion qu'elle et Rich finiraient probablement par passer Thanksgiving et Noël en Équateur.

Leur voyage "d'un mois" a duré un an et demi (jusqu'à présent). J'ai pris cette attitude désinvolte comme un très bon exemple de leur capacité à s'adapter et à suivre le courant dans des situations où il n'y a pas grand-chose d'autre à faire. Chaque fois que que je leur posais la question, à savoir s'ils rentraient, ils me disaient la même chose : "Nous sommes bien dans notre appartement et il semble que nous soyons mieux ici de toute façon." Il y a plusieurs années, ils vivaient dans des huttes en Éthiopie avec beaucoup moins de commodités, donc par contraste, Cuenca est un grand luxe.

Ne pas laisser la vieillesse s'emparer de son corps

Un soir, j'étais assise devant un magnifique dîner au saumon avec mes grands-parents adoptifs et Richard souri en me demandant "As-tu déjà fait une promenade à dos de chameau ?" Je lui repondis que non, jamais. "Oh bin là !" me dit-il. "C'est quelque chose que tu dois essayer au moins une fois dans ta vie." C'est alors qu'il s'est mis à me raconter sa promenade à dos de chameau dans le désert marocain, la promenade complète en équilibre sur la bosse du chameau et tous les efforts qu'il a dû faire pour ne pas être éjecté pendant la montée raide des dunes de sable. Rich s'assure de tout me raconter en détail et va même jusqu'à se mettre en scène en se penchant de façon spectaculaire en arrière sur sa chaise, son pied gauche s'agitant dans les airs, ses bras s'agitant vers l'avant sous l'effet de la force du chameau imaginaire résistant aux pentes qui se trouvent maintenant dans la salle à manger. Monter à dos de chameau, je décide, semble être un chaos total. "Ça fait combien de temps que tu as fait ça ?" Je demande, m'attendant à ce que cela se soit passé peut-être dans les années 80. "Ah bin, c'était il y a juste deux ans !" dit-il en riant.

Je me suis presque étouffée sur ma gorgée d'eau. Richard a 88 ans, mais il a l'âme d'un jeune de 25 ans.

"Si tu trouves ça impressionnant, sa balade en chameau, tu devrais entendre parler de notre voyage en tyrolienne en Équateur il y a quelques années", me dit Barb, 78 ans. Elle me raconte la fois où ils se sont attachés pour voler au-dessus de la cime des arbres dans les forêts de nuages en Équateur. J'imagine les cheveux blancs des Anciens filant à travers les arbres comme des éclairs. S'élancer au-dessus de la cime des arbres et se balancer au-dessus de gorges dangereuses n'est pas exactement une activité que les personnes âgées envisagent (enfin, habituellement !). Barb s'en est également rendu compte après avoir invité la jeune femme derrière elle à sauter la file d'attente. "Elle n'était pas du tout en train de faire du zipline comme nous", dit Barb. "Elle était ambulancière !"

C'est à ce moment que je me suis rendu compte que si je souhaite que l'aventure continue même à 80 ans, je ne dois jamais laisser la vieillesse s'emparer de mon corps.

Ne pas laisser son âge gâcher son sens de l'aventure

Bien que j'aie maintenant déménagé dans un nouvel appartement, je rends encore régulièrement visite à Rich et Barb. Lors d'une récente visite, avant même que je ne m'assoie pour déjeuner, Rich débordait d'excitation à propos d'une découverte qu'il avait faite lors d'un voyage sur la côte. "Wow, tu as raté un sacré voyage ! On a de l'alcool et ça va te faire tomber en bas de ta chaise ! Sérieusement, apporte ton pyjama si tu bois ce truc !" Spoiler alert : je n'ai pas encore bu cet alcool et je m'en méfie un peu, sachant que Barb l'a trouvé sur le bord de la route près d'un champ de bananes et qu'il est fait à partir de canne à sucre, un de mes produits préférés. J'ai regardé Barb pour une explication, mais tout ce que j'ai obtenu, c'est un haussement d'épaules et un "Bin quoi ?".

Voici le problème : il y a tellement de gens dans la vingtaine et la trentaine qui ont moins le sens de l'aventure que Rich et Barb, et, au cours de mes heures avec eux, j'ai vraiment compris l'importance de rester ouvert d'esprit, d'être aventurier, de rester vif et certainement de ne jamais devenir apathique. C'est ce même ingrédient qui, lorsqu'on partage une histoire sur la dégustation de bières en Allemagne ou l'apprentissage de l'histoire à Prague, pousse Richard à dire "J'aimerais y retourner". Ou, lorsqu'une amie nous fait part de son expérience d'un voyage transcontinental à vélo, il dit qu'il aimerait bien essayer, mais qu'il est trop vieux... puis pose les questions logistiques "comment faire" comme s'il avait l'intention de le faire quand même.

Oublier les attentes sociales - vivre comme TU le souhaites

Alors que je sirotais mon café matinal avec Barb par une journée ensoleillée de mai, Richard s'est dirigé vers la boulangerie. (J'ai proposé de faire les courses, mais cette offre a été rejetée sans surprise. Richard ne semble pas apprécier être traité comme une "personne âgée", alors je me tais la plupart du temps.) Il a enfilé son chapeau, ses gants, son masque jusqu'aux yeux et, mon préféré, son sac à dos. "Il adore cet horrible sac à dos", m'a écrit Barb plus tard par texto. Quand je l'ai lu tout haut, j'ai pu voir son sourire taquin. Je suis sûre que ce sac noir a attiré plus que mon attention. Ce sac usé par les intempéries et couvert de déchirures est quelque chose que l'on s'attend à trouver sur les épaules d'un voyageur d'une vingtaine d'années allant d'auberge en auberge, de pays en pays... et moins sur celles d'un homme approchant les 90 ans. (Si tu veux mon avis, entre le backpacker et Richard, je pense que Richard le porte mieux).

C'est ça le truc avec les Anciens : il y a toujours un petit détail qui surprend. "Je suis comme la tante folle qui vit dans le grenier", m'a dit un jour Barb alors que nous riions d'un autre de leurs souvenirs. Elle a peut-être raison, mais ce n'est pas parce que tu ne réponds pas aux attentes de la société que c'est une mauvaise chose. Au fond, le secret c'est de faire ce que tu veux et de respecter qui tu es.

Cuenca Ecuador

Vivre à l'extérieur de sa zone de confort

Il y a quelque chose que j'adore dans la température instable de l'Équateur : une minute, le soleil est là et il fait chaud, la minute suivante, les nuages arrivent des montagnes et la température chute. Nous étions assis dans le salon par une de ces nuits typiquement fraîches. Barb et moi étions confortablement vêtues de laine d'alpaga, assises près du feu et sirotant du vin. Je m'interrogeais à voix haute sur le fait que j'avais l'impression que la vie que j'avais choisie en Équateur était loin d'être normale et que je m'inquiétais parfois de mon parcours plutôt unique. En même temps, mon mode de vie ici m'apporte beaucoup plus de bonheur que celui que j'ai laissé derrière moi à Toronto il y a trois ans, qui me semblait monotone et d'un blabla alarmant. À l'époque, j'ai suivi mon instinct, réservé un aller simple et fait mes valises. Même si l'avenir est incertain, quel que soit l'endroit où je me trouve, planter mes racines (même petites) au coeur d'une destination improbable est toujours le résultat d'un grand saut vers l'inconnu.

Lorsque je dis ça à haute voix, Barb semble comprendre immédiatement. Elle mentionne ses deux divorces et la fois où, dans les années 80, elle s'est rendue au Pérou toute seule, ce qui a incité un ami de la famille à lui dire : "Eh bin, Barb a toujours été un peu... différente". Elle dessine le contour d'un petit carré avec ses deux index en l'air. "La plupart des gens que je rencontre chez moi sont ennuyeux. Ils sont restés dans leur petite boîte toute leur vie. Je ne sais jamais de quoi leur parler. J'ai l'impression d'être une extraterrestre, mais je ne suis pas capable de rester dans une petite boîte comme eux."

Je pense souvent à ce qu'elle m'a dit ce soir-là. Je vis déjà à l'étranger depuis plus longtemps que prévu. Lorsque je me promène au sommet des montagnes, au-dessus des nuages, je m'étonne que les Andes puissent offrir tout ça, gratuitement, à qui veut bien y aller. J'ai eu 30 ans en avril et, malgré mes meilleures intentions, cette étape m'a fait perdre pied. Selon les normes sociétales, je devrais déjà être à la maison et avoir des racines plus profondes que celles que j'ai plantées ici. J'ai commencé à douter de ce que ma voix intérieure me disait - ce qu'elle m'a toujours dit - à savoir que j'avais besoin de voir et de vivre le monde par moi-même. La version de moi âgée de 26 ans a posé le pied en Colombie sans la moindre connaissance en espagnol, mais avec une confiance qui disait "Je sais que je peux le faire". En avril, cependant, j'ai laissé les 30 ans prendre le dessus. Quand j'en ai parlé aux Anciens, ils ont ri. "Eh bien, demande à Richard comment il se sent. Dans deux ans, il aura 90 ans !" a dit Barb. D'une certaine manière, c'était comme si elle disait : "Tu n'as rien appris avec nous, ou quoi ?" Elle n'avait pas tord, au fond, j'avais appris énormément. À une époque où personne ne pouvait aller nulle part, ils m'ont appris que les choses que j'ai vécues au cours de mes voyages et la personne que je suis devenue m'accompagneront au-delà des frontières et dans les années à venir. Peut-être que moi aussi je vais chevaucher des chameaux dans le désert ou boire l'alcool qui vient d'un champ de bananes, après tout.