Me retrouver toute nue devant des inconnus en Islande a changé la façon dont je perçois mon corps

02.07.21

Il y a dix ans, si on m'avait demandé ce que j'aimais le plus de mon corps, j'aurais eu du mal à trouver une réponse. Après avoir été une pré-adolescente quelque peu obèse, puis une adolescente plutôt maigre, dans la vingtaine, je ne pensais tout simplement pas qu'il y avait quoi que ce soit de désirable avec mon apparence. J'avais un ventre mou, des vergetures qui recouvraient mes bras, mes hanches et mes cuisses, et je pensais que la caractéristique la plus marquante de mon visage était mes cernes. Comme beaucoup de femmes, je m'habillais pour cacher mes défauts, qui étaient beaucoup trop nombreux à mes yeux.

En tant que femme Indienne ayant grandi au Moyen-Orient, j'avais fini par croire que la nudité, même entre personnes du même sexe, était inacceptable, contre nature et totalement inutile. Je détestais regarder mon corps nu dans le miroir; la nudité était un interdit, même en privé. La seule personne qui m'ait jamais vue nue était mon amour d'université, devenu mon mari. Je ne sais plus exactement quand, mais j'avais aussi commencé à associer le corps de la femme à la honte - son état nu et naturel ne pouvait être justifié que s'il était partagé avec une personne significative.

Comme beaucoup de mes autres croyances, celle-ci a fini par être remise en question par une expérience sur la route. Alors que je voyageais seule au début de la vingtaine, je me suis lancée dans de nouvelles expériences, surtout celles qui me sortaient de ma zone de confort. Aller à un festival de rock sur une île suédoise et passer la nuit sur le divan d'un étranger ? Bien sûr. Se réveiller à 4 heures du matin et faire une randonnée dans une forêt du Népal pour assister à une séance de méditation avec des moines tibétains ? Um, oui. "Il ne faut jamais dire jamais !", me disais-je chaque fois que j'hésitais, me forçant à accepter l'inconfort initial.

Ceci dit, rien ne m'avait préparé pour la première fois où je me suis retrouvée dans le vestiaire de femmes d'un spa géothermique en Islande, en 2016.

Assise sur un banc à l'extérieur de la cabine d'essayage pour femmes du Secret Lagoon à Flúðir, je remarquais que mes doigts bougeaient terriblement lentement pour détacher mes bottes. "On se voit à la piscine dehors", me dit Sif, la charmante copine d'Ingo, mon ami islandais de l'université, qui me faisait généreusement visiter son magnifique pays pendant mon voyage de dix jours. Quelques secondes après qu'elle eut disparu derrière la porte brune, j'ai pris une profonde inspiration, serré ma serviette et suivi.

L'air à l'intérieur était chaud et humide, la vapeur des douches se répandant dans la zone des casiers. Consciente des corps nus qui m'entouraient, j'essayais de garder les yeux rivés sur le plancher, ne levant les yeux que vers mon casier. Ignorant les papillons dans mon estomac, j'ai commencé à me déshabiller lentement, à contrecœur. J'ai enlevé ma polaire, mon pantalon imperméable et tout le reste de mes vêtements, jusqu'à ce que je me retrouve maladroitement en sous-vêtements, certaine que les autres femmes autour de moi commençaient à remarquer que je prenais un temps inhabituellement long.

Pour le bénéfice des touristes comme moi, une affiche expliquait clairement les règles de la douche avant de pouvoir franchir la porte vers la piscine géothermique. Il fallait se doucher nu et laver soigneusement ses cheveux, ses aisselles, son entrejambe et ses orteils avec du savon, avant de pouvoir enfiler son maillot de bain et sortir. L'eau de source naturelle des piscines géothermiques n'est pas traitée avec du chlore ou d'autres produits chimiques, et prendre une douche reste le seul moyen de garder l'eau propre et exempte de saleté et de sueur.

Le seul problème était qu'il n'y avait pas de rideaux de douche ou de cabines, juste un tas de douches et de distributeurs de savon les uns à côté des autres dans une zone commune.

Je n'ai pas été totalement prise au dépourvu. Ce n'est pas comme si j'étais arrivée dans une station thermale géothermique en Islande sans avoir fait de recherches sur l'étiquette des vestiaires; faire mes recherches a toujours été ma seule préparation contre l'anxiété, chose que je dois gérer en grande quantité tous les jours. D'après ce que j'avais lu sur les blogues de voyage, je m'attendais à devoir me déshabiller en présence de femmes inconnues seulement si je me rendais dans un spa géothermique fréquenté principalement par des locaux, et non par des touristes. Le fait de prendre une douche nue en public crée une responsabilité vis-à-vis de l'hygiène personnelle et communautaire; si tu ne te frottes pas assez bien, cela peut être vu et désapprouvé par les autres.

Malheureusement, l'article que j'avais lu datait de plusieurs années, et il mentionnait que quelques spas dans le pays, comme le Blue Lagoon, disposaient d'une ou deux cabines privées avec des rideaux de douche, pour le confort des touristes. En route vers le Secret Lagoon, j'avais décidé de ne pas demander à mes amis ce qu'il en était des douches, de peur que leur réponse ne me fasse renoncer à l'expérience. "Bin oui, il doit y avoir des rideaux de douche", me suis-je dit en prétendant que je savais de quoi je parlais.

Seljavallalaug Zwembad, Iceland

À l'époque, le Secret Lagoon était encore un secret local bien gardé, que je n'aurais certainement pas pu découvrir sans mon ami. Également connu sous le nom de Gamla Laugin, il s'agit de la plus ancienne piscine naturelle d'Islande, ouverte aux habitants en 1891. "Nous aimons passer du temps dans les piscines géothermiques et les sources d'eau chaude en hiver", m'avait dit mon ami Ingo sur la route. "Un soir, nous étions dans la piscine de Flúðir, et nous avons vu les aurores boréales danser dans le ciel d'hiver au-dessus de nous." J'espérais avoir autant de chance avec ma première observation d'une aurore boréale.

Il m'a raconté que chaque ville d'Islande, aussi petite soit-elle, avait une piscine principale, tandis que les grandes villes comme Reykjavik en avaient plusieurs. Les habitants aimaient s'y détendre après une longue journée de travail, ou avec leur famille et leurs amis la fin de semaine.

Les paysages naturels spectaculaires et les sentiers à couper le souffle du pays sont parsemés de "hot pots", un terme qui désigne des bassins d'eau géothermique, parfois assez grands pour trois ou quatre personnes, souvent entretenus par la communauté locale. En général, leur utilisation est gratuite pour tous, à condition de prendre une douche avant d'y entrer et de ne laisser aucune trace derrière soi. Il ne s'agissait pas seulement de se détendre ; les racines de cette activité sont profondément ancrées dans la culture islandaise et dans le lien étroit qui unit les habitants aux puissantes forces de la nature. "C'est notre façon de ralentir et de profiter de nos incroyables paysages", avait dit Ingo.

Il avait suggéré que ce spa serait un bien meilleur choix que le Blue Lagoon, qui devenait de plus en plus populaire auprès des groupes de touristes. J'ai fait confiance à son jugement et je lui ai été reconnaissante pour sa perspicacité - il m'a donné beaucoup plus de contexte dans la culture et la société islandaises que je n'aurais jamais pu espérer obtenir en voyageant seule.

Je suppose que mes amis n'avaient rien dit au sujet de la douche nue parce que pour eux, c'était une chose normale, ou peut-être avaient-ils senti mon anxiété, étant donné que, sur le chemin du spa, j'avais été plus calme que d'habitude.

Déjà, au cours des quelques jours que j'ai passés là-bas, j'avais observé que la culture islandaise était pratique, sans prétention et qu'elle aimait le bon sens ; la plupart du temps, les gens disaient exactement ce qu'ils pensaient et ce qu'ils voulaient dire d'une manière qui pourrait être considérée comme trop directe dans d'autres cultures. Cette honnêteté et cette effronterie terre à terre étaient exactement les qualités qui faisaient de mon ami Ingo une personne si agréable à côtoyer.

Reynisfjara Black Sand Beach, Vik, Iceland

Il était logique que les Islandais soient si bien dans leur peau et que la nudité entre personnes du même sexe ne soit pas un problème. Pour les Islandais, se doucher nu dans des vestiaires communs, séparés par sexe, était une affaire de routine de tous les jours.

Pas pour moi.

Je regardais mon ventre flasque et mes cuisses potelées, les poils foncés de mes bras et de mes jambes, et le vernis rose vif qui s'écaillait sur mes ongles d'orteils. J'avais voyagé en Islande la semaine d'avant, en mangeant un peu trop de sandwichs de dépanneur. Je n'avais pas vraiment le budget pour manger sainement ou le temps de faire ma toilette. Après tout, ça n'avait pas été vraiment nécessaire jusqu'à présent, étant donné que je portais toujours au moins quatre couches de vêtements.

Trop tard pour les regrets maintenant.

Je me suis demandé si ma peau indienne, plus foncée que les corps blancs qui m'entouraient, allait être remarquée ? Dans cet état de nudité, mes différences, ainsi que mes défauts, jusqu'alors cachés de la vue de tous, seraient-ils mis en lumière pour que tout le monde les voie ? Se demanderaient-ils ce que je faisais là ? Je n'étais même pas sûre de connaître la réponse à cette question.

"Une étape à la fois", me suis-je dit. Je me suis dévêtue de mes sous-vêtements, certaine que mes joues brûlantes étaient devenues rouge vif. J'ai observé la zone des douches à la recherche d'une douche vide, puis je m'y suis dirigée rapidement et j'ai ouvert le robinet.

Dès que l'eau chaude a coulé sur mes cheveux et mon dos, j'ai fermé les yeux et commencé à me détendre. La force apaisante de l'eau a noyé la voix dans ma tête qui me disait que je devais avoir honte de mon corps. Prenant mon temps, je me suis nettoyée à fond.

Je ne peux pas expliquer pourquoi ou comment, mais ça a commencé à me sembler la chose la plus naturelle du monde. Les autres corps autour de moi n'avaient pas d'importance. Même si aucun rideau ne nous séparait, nous n'avions pas l'impression d'être dans l'espace de l'autre. J'ai éteint la douche, me suis essuyée et ai enfilé mon maillot de bain sans urgence particulière.

Blue Lagoon, Iceland

En quelques minutes, quelque chose en moi avait changé. J'ai commencé à voir que nous n'étions que des corps - de tailles, de formes et de couleurs différentes, se déplaçant dans un espace partagé dans un état des plus naturels. Autour de moi, un groupe d'amies adolescentes discutait, une mère brossant les cheveux de sa fille et une grande femme blonde se tenait devant un miroir en train de s'épiler les sourcils. Elles étaient toutes complètement nues et absolument à l'aise.

J'ai réalisé que mon attention ne s'était pas portée sur les formes, les poils ou le manque de symétrie de quelqu'un, même s'ils étaient probablement tous là, à l'air libre, à la vue de tous. Soudainement, mes propres vergetures, mes cuisses potelées et mes jambes poilues n'avaient plus d'importance.

Je ne peux pas expliquer pourquoi ou comment, mais ça me semblait être la chose la plus naturelle du monde. 

La couleur de ma peau était peut-être différente de celle de toutes les autres femmes, mais n'y avait-il pas de quoi être fière ? Depuis plusieurs générations, personne dans ma famille n'avait jamais voyagé aussi loin de la maison, et je trouvais encore surréaliste de me retrouver dans une source chaude en Islande, un pays que je rêvais de visiter depuis des années !

Quelques minutes plus tard, vêtue de mon maillot de bain, j'ai rejoint mes amis dans les eaux chaudes et riches en soufre. Le lagon, alimenté par les geysers de la zone géothermique environnante, était d'une agréable température de quarante degrés. La piscine n'était pas trop fréquentée ; deux amis sirotaient des bières à une extrémité, et un couple était assis en train de discuter à l'autre extrémité. Un mince voile de brume flottait au-dessus de nous, l'air froid rencontrant la surface de l'eau chaude, ce qui donnait un aspect rêveur à la scène.

Je me suis abandonnée à cette chaleur réconfortante. Après une longue journée de randonnée glaciaire et de voyage, mes muscles ont commencé à se détendre. J'ai ressenti un profond sentiment de gratitude envers mon corps et la façon dont il me permettait de me sentir en contact avec la nature à ce moment-là. Je comprenais pourquoi les Islandais aimaient passer du temps dans les sources d'eau chaude et les piscines géothermiques du pays ; il y avait là quelque chose de magique, difficile à décrire.

Laponia

Je ne l'ai pas réalisé à l'époque, mais cette expérience a déclenché une nouvelle admiration pour mon corps. Je ne l'associais plus à la honte et je n'étais plus obsédée par ses imperfections. Cet été-là, j'ai voyagé à travers l'Europe, faisant de la randonnée en solitaire en Suède, du kayak en Slovénie et un road rip en Autriche. J'ai passé tout mon temps à l'extérieur et ma peau a pris une teinte plus brune.

Dans les îles et les villages isolés, il m'arrivait d'être la seule personne de couleur, ce qui suscitait des regards curieux et des questions. Qu'est-ce que je fais là ? Comment ai-je découvert cet endroit ? Les femmes indiennes voyagent-elles en solo ? Les Indiennes font-elles de la randonnée ? Je répondais, en espérant que le monde pourrait apprendre quelque chose à propose des femmes comme moi, tout comme j'en apprenais sur le monde.

Cet été-là, j'ai vraiment commencé à voir la beauté et la force de mon corps et je me suis émerveillée de la façon dont il s'était adapté au fil du temps pour être le vaisseau qui a contribué à transformer ma vie. Enfant obèse qui arrivait à peine à franchir la ligne d'arrivée des courses scolaires, puis employée de bureau qui évitait les escaliers, je n'avais pas aimé ni respecté mon corps.

Pourtant, c'est ce même corps qui s'est levé lorsque j'ai décidé de faire de l'aventure une partie de ma vie. Il m'a transporté vers des points de vue spectaculaires sur des sentiers de montagne longs et ardus, dans des grottes de lave mystérieuses et dans des piscines géothermiques de rêve, à des milliers de kilomètres de chez moi.

Il avait, par sa présence dans certains espaces, créé un sentiment d'appartenance non seulement pour moi, mais aussi pour d'autres personnes qui, comme moi, essayaient de trouver leur place dans le monde. Sur une île de l'archipel de Stockholm, un jeune caissier de la seule épicerie de la ville avait rougi lorsque je l'avais surpris à fixer ma peau bronzée, et m'avait dit : " Je suis vraiment désolé, mais je n'ai jamais vu quelqu'un qui te ressemble. Bienvenue." Comment pouvais-je penser que mon corps - quelque chose de si résistant et puissant - était imparfait ou honteux ?

Saltoluakta

Trois ans plus tard, un soir d'automne, dans une vieille maison en bois de Saltoluokta, au nord du cercle polaire en Laponie suédoise, je me tenais dans le vestiaire menant au sauna des femmes. J'étais l'une des neuf femmes qui participaient à une aventure de groupe dans le site de la Laponie, classé au patrimoine mondial de l'UNESCO. Construite en 1918, la station de montagne de Saltoluokta, où nous passions la nuit, se trouve à la lisière de deux parcs nationaux, Stora Sjöfallet et Sarek, et est une halte populaire pour les randonneurs qui empruntent le célèbre sentier Kungsleden.

Au cours des deux jours précédents, notre groupe avait dégusté un fika avec Lars Eriksson, un éleveur sami, dans une ferme entourée de magnifiques rennes, traversé le cercle polaire arctique jusqu'à la ville sami de Jokkmokk, écouté les histoires et les chansons d'Eva Gunnare, une butineuse et guide culturelle qui nous a régalés de sa cuisine maison, et s'était émerveillé des couleurs vives et des vues à couper le souffle qui composent les nombreux paysages de la Laponie. Étrangers jusqu'à il y a deux jours et unis par notre amour de l'aventure, nous nous entendions à merveille.

Alors que le ciel devenait rose, Katharina, l'une de nos deux guides locales, nous a suggéré de nous détendre dans le sauna avant de dîner dans quelques heures. "Vous savez, c'est une partie importante de la culture suédoise, et le sauna a une vue incroyable", a-t-elle dit, "Nous avons quelques bières à partager", a-t-elle ajouté avec un clin d'œil. Alors que certains membres du groupe portaient des maillots de bain, cette fois, j'ai décidé de suivre l'exemple des Suédois. En avais-je vraiment fini avec la honte de mon corps ? Il était temps de le découvrir.

Balayant la minuscule hésitation initiale, je me suis déshabillée, j'ai pris une douche, puis j'ai enroulé une serviette autour de moi et je suis entré dans le sauna. À l'intérieur, une fenêtre panoramique donnait sur le lac Langas, une jolie étendue de bleu entourée de pentes éclatantes de rouge, d'orange et de jaune.

Nous avons fait circuler des bières, partagé des histoires de vie et ri jusqu'aux larmes. "Les liens créés dans le sauna", a dit quelqu'un. Avec ma serviette étalée sous moi sur le banc, j'ai réalisé à quel point je me sentais bien dans ma peau : toutes mes formes, mon ventre gonflé, mes poils, mes vergetures et tout le reste. J'ai fermé les yeux pendant quelques minutes et j'ai senti la sueur couler sur ma peau, heureuse, forte et reconnaissante du long chemin parcouru.

Cet article fait partie du
Numéro 5

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