Le ‘Gunya
Un jour, quand j’étais jeune et qu’on me traînait à l’église, je me suis confessée : « Des fois, je dis des gros mots dans ma tête ». « Dieu entend tout, mon enfant », m’avait dit père Keith. Trois Je vous salue Marie et un Notre Père plus tard, j’ai fait la promesse de ne plus jamais blasphémer. Ainsi, quand les choristes de l’église nicaraguayenne ont commencé à chanter à 9 h du soir, j’étais persuadée que Dieu pouvait les entendre. Lorsqu’ils ont sorti leur mégaphone à minuit, j’ai compris qu’ils n’étaient pas du même avis.
Ma rue était d’ordinaire très tranquille. Cependant, les célébrations de la Saint-Joseph ont duré jusqu’à 2 h du matin. Quand j’ai entendu la fanfare déambuler dans la rue à 4 h et les pétards annoncer le lever du soleil malgré les deux bouchons que j’avais dans les oreilles, un seul mot m’est venu en tête : « Merde ».
Les filets moustiquaires ne sont pas à l’épreuve du son. Ils ne sont pas à l’épreuve des insectes non plus, d’ailleurs. Ils n’ont rien à voir avec les tentes de princesses de notre enfance. Même si je ne suis pas croyante, j’ai prié : « S’il vous plaît, Seigneur, dites-leur que vous les avez entendus. Dites-leur de se taire ».
Si je sonne un peu agacée, c’est parce que je l’étais. En temps normal, j’aurais attrapé mon appareil photo et je me serais agenouillée à l’église dans l’espoir d’apercevoir la silhouette de deux mains jointes dans la prière à la lueur des chandelles. Avec les étoiles en guise de réverbères, j’aurais ralenti l’obturateur de mon appareil pour capter le mouvement de la foule dans les rues poussiéreuses au milieu de la nuit. J’aurais capturé autant de contradictions alors que des hommes se rassemblaient autour d’une bouteille de rhum au pied d’une croix et que de jeunes garçons, assis sur le parvis de l’église, déclaraient leur amour à la première venue.
Alors que les tambours, les tubas et les cuivres réveillaient les bœufs, j’étais sous mon filet et ma tête menaçait d’éclater. Mes draps étaient aussi doux que des lames de rasoir et je n’avais pas la force de m’asseoir.
Le chikungunya sonne plus comme une sorte de curry qu’un virus. C’est un moustique affamé m’ayant dévoré en plein jour après avoir goûté quelqu’un d’autre qui m’en a fait cadeau. Jusqu’à ce jour-là, je n’entendais parler de maladies tropicales que lorsque je passais à la clinique santé-voyage, à la frontière ou quand, aux douanes, je cochais distraitement « non » à toutes les cases du formulaire de déclaration. Contrairement à la dengue, la malaria ou la fièvre jaune, le chikungunya est rarement fatal. La seule façon de le contracter est en se faisant piquer par un moustique qui a préalablement piqué une personne infectée et fiévreuse. Cela dit, le virus est relativement nouveau et les médecins ne peuvent pas faire grand-chose.
Tout allait très bien jusqu’à ce que ça change. Avant de tomber malade, je n’avais jamais été aussi en forme.
Quand j’ai attrapé le chikungunya, je vivais à Ometepe, une île constituée de deux volcans au milieu du lac Nicaragua. Quelques mois plus tôt, j’avais quitté mon emploi en entreprise et mon minuscule appartement de Toronto pour user mes souliers et consacrer une année aux projets qui me tenaient à cœur : obtenir ma certification pour enseigner le yoga, écrire un livre, me lancer dans la rédaction à la pige et tenter ma chance dans la rédaction de récits de voyage.
Tout allait très bien jusqu’à ce que ça change. Avant de tomber malade, je n’avais jamais été aussi en forme. Je venais de passer un mois en formation intensive pour devenir professeure de yoga. Je faisais donc quatre heures de yoga Ashtanga Vinyasa par jour, je m’alimentais bien, je vibrais au son de l’om et je psalmodiais avec les meilleurs. Après la formation, je me suis lancée à la recherche d’un endroit où m’installer.
Lorsque je suis arrivée à Ometepe, je ne pensais rester qu’une fin de semaine. C’est le genre d’endroit où les femmes frottent des vêtements sur une planche à laver au bord du lac, où les cafés internet, rares et éloignés, sont la seule façon de communiquer avec le monde extérieur et où, en matinée, les enfants installent des filets de pêche avec leur père avant d’aller à l’école, traînant avec eux une odeur de poisson frais. Le ciel est toujours clair et on ne compte plus les tons de vert.
J’occupais une petite maison à deux pas du lac, sur une petite route. Liz Gilbert aurait été fière. L’endroit avait de quoi faire pâlir Mange, prie, aime. C’était une oasis tranquille : la retraite parfaite pour un auteur, des bananiers plantains dans la cour et une nichée de poussins tout autour. Je me suis rapidement adaptée au rythme lent de l’île comme Mark Twain l’avait fait plus d’un siècle auparavant, décrivant les volcans « tellement isolés du monde et de son agitation, si tranquilles, si magnifiques, si profondément endormis dans un éternel repos ». Peu de choses ont changé. Je me levais tôt pour faire du yoga sur la véranda, au pied des volcans. J’écrivais toute la journée, rédigeant des articles sur ce que j’avais vu, imaginant la vie fictive d’autres personnes. Chaque jour, je passais une heure à la plage et je prenais le temps de regarder le coucher du soleil. Je me suis liée d’amitié avec mes voisins, des habitants au grand cœur. Je donnais des cours d’anglais en échange de tacos, des cours d’informatique en échange de bonne compagnie. Mis à part quelques touristes de passage, j’étais la seule expatriée occidentale de mon côté de l’île. Cela dit, même si j’aimais l’endroit, je n’avais pas l’intention de rester. Je le disais chaque jour. Puis, un ami est venu me visiter pour une semaine. Ensuite, un vieil homme et son fils m’ont promis de m’amener en haut des volcans. Plus tard, le traversier est tombé en panne et j’ai fini par perdre le fil du temps. Finalement, le chikungunya a eu raison de moi et m’a forcée à accrocher mes bottines.
La journée précédant l’arrivée du chikungunya a commencé comme toutes les autres. J’ai fait bouillir de l’eau et je me suis versé une tasse de café. Le soleil n’était pas encore très haut, mais la journée était déjà chaude. Je suis sortie sur la véranda. Devant la maison, il n’y avait pas de pelouse. Il y avait plutôt de la terre qui, m’avait-on dit, devait être arrosée. En vain. Les murs de la maison n’atteignaient pas le toit. Quand le vent se levait ne serait-ce qu’un instant, il balayait la poussière qui tourbillonnait avant de retomber tout autour.
En pleine séance d’arrosage, j’ai commencé à ressentir une douleur aux chevilles. Lorsque j’ai frotté les vêtements sur la planche à laver, j’ai eu l’impression que mes poignets allaient flancher. Il n’était pas encore 10 h et mon corps était si lourd que j’ai pris une pause et je me suis allongée dans le hamac.
Pour quelqu’un qui ne fait jamais de siestes, je me suis endormie en un clin d’œil. Je me suis réveillée lorsqu’une faible brise a mordu ma peau comme une brûlure. Mes yeux cillaient comme si j’avais fixé le soleil. Ce n’est pas la chaleur nicaraguayenne qui m’a assommée quand j’ai touché mon cou, mais bien une fièvre ardente. Je la sentais derrière mes yeux jusque dans mes orteils. À l’agonie, j’ai rejoint mon lit et j’ai tenté de dormir.
À 16 h, je ne pouvais plus marcher. À 17 h, je croyais être en plein délire. Dans ma tête, l’histoire que j’étais en train de composer s’est écrite toute seule. J’ai voulu prendre un crayon, mais je l’ai échappé. Je n’avais pas la force de soulever l’écran de mon portable. De toute façon, mes pensées tournaient si vite que je croyais avoir perdu la tête. À 20 h, je claquais des dents malgré les 30 degrés ambiants. Les frissons faisaient trembler mon corps tout entier. Puis, à 21 h, les célébrations religieuses ont commencé.
Fièvre, douleurs articulaires, fatigue, rougeurs, mal de tête, nausée, vomissement, douleurs musculaires. C'est loin d'être génial.
Les symptômes semblent bien anodins sur papier. Cela dit, quand ils sont à leur summum, ils donnent l’impression d’une claque en plein visage. Je ressentais une pression sur les yeux comme si on tentait de les aspirer. J’étais aussi faible qu’un ivrogne ayant abusé du rhum. En fait, le nom du virus explique parfaitement la sensation qu’il provoque. En makondé, une langue africaine, chikungunya signifie « se tordre de douleur ».
En moins d’une journée, j’avais perdu toute capacité à tenir d’impressionnantes positions de yoga, à escalader des volcans et à jogger dans la jungle. J’étais un homme de fer qui grinçait à chaque mouvement.
Par chance, une amie rencontrée dans mon cours de yoga était médecin. Je l’ai appelée dès que j’en eus la force. Elle me dit que si j’arrivais à calmer la fièvre et que je m’hydratais bien, je pouvais m’éviter une visite à l’hôpital. Elle me dit aussi que je me sentirais mieux au bout d’une semaine et qu’il était possible que je ressente des douleurs articulaires persistant quelques semaines ou même des mois. « Fais attention, Lena. Prends soin de toi », me dit-elle.
Comme tout le monde, j’avais connu la tristesse, mais jamais je ne m’étais sentie aussi mal qu’à ce moment.
Malgré cela, je ne pouvais m’empêcher de blasphémer de plus en plus fort dans ma tête. En plus des douleurs articulaires, de la pression oculaire et des rougeurs, le virus, que j’appelle aujourd’hui affectueusement ‘gunya, a aussi tendance à plonger sa victime dans la déprime. Comme tout le monde, j’avais connu la tristesse, mais jamais je ne m’étais sentie aussi mal qu’à ce moment. Rien n'allait plus.
J’avais oublié le soleil, l’aventure et même les volcans. La plage ne me rappelait que ma solitude. Je ne pouvais plus penser clairement et je ne pouvais encore moins écrire. Je n’étais plus auteure. Les mouvements, difficiles à exécuter, m’empêchaient de faire du yoga. Je n’étais plus yogi. Mon chez-moi me manquait et je voulais y retourner. Je n’étais plus voyageuse. Je remettais en question toutes les associations banales sur lesquelles je basais mon identité. J’étais venue ici pour écrire, pour explorer, pour assouvir ma curiosité et pour m’immerger dans un monde plus réconfortant que celui que j’avais quitté. À la place, j’étais devenue prisonnière de mon propre esprit, enfermée dans un corps qui me semblait mort.
Comme dans toutes les petites communautés, les nouvelles vont vite. Bientôt, tout le monde savait que la petite nouvelle était malade. Patty, que j’avais croisée une seule fois auparavant, est venue frapper à ma porte. Elle m’a rendu visite tous les jours pour s’assurer que je me reposais après avoir mangé sa soupe chaude et avalé une gorgée de rhum. Ensuite, Dania a commencé à me rendre visite. Elle possédait un petit restaurant au bout de la route. Elle m’apportait du Tylenol et de l’eau. Elle amenait son chiot pour me réconforter. Maria, une femme âgée qui vendait du café près du traversier et des tacos près de l’église, m’a laissé son siège dans l’autobus bondé alors que je tentais de me rendre à la pharmacie.
On prenait soin de moi
même à l’autre bout du monde (bien sûr, le rhum aide toujours).
De nature généreuse, ces inconnus m’ont aidé. Tout le monde semblait connaître quelqu’un qui avait été malade. Je me suis sentie désemparée pour un court moment avant de comprendre que je n’étais pas seule. On prenait soin de moi même à l’autre bout du monde (bien sûr, le rhum aide toujours). Une petite communauté s’est formée autour de moi et même si je me sentais toujours aussi mal physiquement, je me sentais vivante.
Comme mon amie l’avait prédit, la fièvre s’est estompée au bout de cinq jours. Malgré un petit inconfort et de légères enflures, je pouvais marcher brièvement jusqu’au café internet. Peu à peu, les volcans ont de nouveau capté mon attention. Je me forçais à me rendre à la jetée pour photographier le coucher du soleil. Je rendais visite à Dania à qui j’apprenais l’anglais en échange de tacos. J’ai commencé à faire du yoga douceur sur la véranda. Je marchais jusqu’au port au crépuscule. J’ai entamé un lent processus : effacer mon identité et m’oublier. Détachée des éléments qui me définissaient, je m’obligeais à concentrer mon énergie sur les choses, les gens et tout ce que je voyais autour de moi.
Un mois plus tard, quand je suis retournée au Canada, le changement de température a tout de suite eu pour effet d’enflammer mes articulations. Pendant un certain temps, je boitais en marchant. Encore aujourd’hui, je ressens une brûlure aux poignets par mauvais temps et de la douleur quand le mercure baisse. Parfois, mon cerveau est tellement embrumé que je pourrais m’y perdre. Je suis sur la route du rétablissement, mais les médecins n’ont aucune réponse concrète à me donner. « Sois patiente », « prends des vitamines », « dors le plus possible ». Ils disent que je pourrais ressentir des douleurs articulaires pendant des années, mais je m’en sortirai.
Bien que le chikungunya ait provoqué un tourbillon de douleur et des montagnes russes d’émotions, mes souvenirs d’Ometepe lui seront fidèles. Vivre dans un pays en développement comporte certains risques alors que de rester dans la routine en implique d’autres. En m’amenant à douter de mon identité, le chikungunya m’a aussi permis de constater la puissance de la matière grise que j’ai entre les deux oreilles. J’ai découvert la force que l’on peut tirer de la solitude et la bienveillance des inconnus, tant qu’on s’ouvre à eux.
Quand je pense à la leçon apprise il y a si longtemps, « ne blasphème pas dans ta tête », je réalise qu’on aurait plutôt dû me dire « prends soin de toi ».
Les images appartiennent à Lena Desmond.