La fois où j’ai presque perdu mes orteils sur le chemin de Compostelle
Je ne suis pas une super randonneuse. Je marche trop vite, je traîne trop de choses et on dirait que j’hyperventile tellement je respire fort. Personne ne s’imaginerait que je puisse planifier une randonnée de 1 500 km pendant mes vacances. Mais en 2016, je venais tout juste de finir l’université et, fidèle aux jeunes de ma génération, j’ai décidé de partir en Europe au lieu de me chercher du travail.
Techniquement, le Chemin de Compostelle est une route de pèlerinage, soit un réseau de chemins qui s’étendent sur des milliers de kilomètre jusqu’au lieu de sépulture de Saint Jacques, en Espagne. Chaque année, des dizaines de milliers de voyageurs font le chemin principal, qui prend environ un mois à parcourir. Avec le temps, la pratique religieuse s’est plutôt transformée en trip de vacances.
Cela dit, certaines traditions demeurent, comme les gîtes incroyablement surpeuplés et cheap le long du chemin. Je parle d’énormes auberges qui coûtent entre 5 et 10 $ la nuit et qui hébergent des centaines de randonneurs dans des dortoirs semblables à des gymnases. C’est entre autres leur prix abordable qui font du Chemin de Compostelle une option aussi intéressante quand on veut voyager à long terme en Europe, même pour ceux qui ne tripent pas particulièrement sur la randonné. C’est parfait pour une jeune diplômée qui surveille son budget.
Je n’avais jamais fait de randonnées de plus d’une journée et je n’avais aucune idée à quoi m’attendre, mais ça ne m’inquiétait pas trop. Quand on me demandait si j’étais bien préparée, je répondais que ça allait être une aventure, après tout. J’avais fait quelques recherches…
T’es entouré d’autres randonneurs, certains souffrant autant que toi, et tu finis par prendre part, un soir après l’autre, au fameux rituel du « troc de médicaments et chialage ».
En fait, tout ce que j’avais fait, c’était de chercher un peu d’info sur des forums de pèlerinage et de regarder des films de randonnée dans mon lit. J’avais tout acheté ce dont je pensais avoir besoin chez Mountain Equipment Co-op : un sac à dos, un sac d’hydratation, des bas, une petite trousse de premiers soins – le tout parfaitement agencé dans des teintes de rose et de vert fluo. J’avais acheté mes chaussures sur Internet : des chaussures de marche à l’épreuve de l’eau à ma pointure. Une erreur que n’importe quel marcheur expérimenté aurait su éviter.
Mes deux premières semaines de randonnée dans le sud de la France ont été assez difficiles. Marcher 30 km par jour sur des sentiers accidentés quand t’as toujours habité en ville, ça donne tout plein d’ampoules et une douleur constante aux tendons. Dans un autre contexte, j’aurais pris une pause, mais sur le Chemin de Compostelle, t’as beau voyager seule… T’es jamais vraiment seule. T’es entouré d’autres randonneurs, certains souffrant autant que toi, et tu finis par prendre part, un soir après l’autre, au fameux rituel « troc de médicaments et chialage ».
Chaque matin, tout le monde se lève pour reprendre la marche, même ceux qui parlaient de rentrer chez eux la veille. Pas facile de voir sa douleur sous un autre angle. Après tout, les premiers pèlerins de Santiago ont dû endurer bien pire que des ampoules.
Une Française des environs m’a trouvé et m’a amenée à l’hôpital. Le chemin de Compostelle, c'était fini pour moi.
J’ai parcouru 640 km avant de me rendre compte que ça n’allait pas du tout.
Les chaussures que j’avais achetées, à ma pointure normale, n’était pas assez grandes pour mes pieds enflés. Les dix kilos supplémentaires dans mon sac à dos écrasaient mes pieds comme des galettes contre le côté de mes chaussures. Mes ongles d’orteils étaient noirs, mais n’étaient pas tombés et les ampoules sous mes ongles avaient fini par s’infecter.
Je boitais et j’ai eu l’impression de marcher sur de la braise pendant trois jours avant de finalement m’effondrer sur une chaise en fer au bord de la route. J’ai enlevé mes chaussures et je me suis mise à pleurer. Une Française des environs m’a trouvé et m’a amenée à l’hôpital, où les médecins m’ont annoncé qu’ils devraient m’opérer pour enlever mes ongles. Fini la marche pour moi.
Deux jours plus tard, après avoir signé une pile de formulaires médicaux pas clairs, les infirmières m’ont emmenée en salle d’opération.
Elles ont poussé mon lit contre une table d’acier au centre de la salle et, hésitantes, ont attendu de voir si j’allais monter dessus par moi-même. J’ai puisé le peu de dignité qu’il me restait et j’ai sauté sur la table, avec toute la grâce qu’on peut avoir dans une jaquette d’hôpital en papier. Les infirmières n’ont pas pu faire autrement que de rire devant ma persévérance (ou ma craque de fesses), mais n’ont rien dit. On avait déjà mis au clair que mon français n’était pas assez bon pour que je comprenne leurs jokes d’infirmière.
Un silence malaisant s’est installé en attendant le chirurgien. Les infirmières replaçaient leur masque, essayant de ne pas croiser mon regard. J’avais l’impression d’être l’hôte d’un souper où personne n’avait envie d’être : mes invités étaient à table avec un paquet de nerfs dans leur assiette.
L’anesthésiste est finalement apparue au-dessus de moi. Elle a placé un masque de plastique sur ma bouche et mon nez. « C’est pour toi, ça », m’a-t-elle dit inutilement. « Je vais t’endormir. » Les infirmières, disparues de mon champ de vision, préparaient déjà leurs instruments.
J’ai commencé à hyperventiler et le masque s’est mis à glisser sur mon visage. Ça ne devait pas changer grand-chose parce que personne ne l’a replacé. « Pense à un endroit tranquille », me disait l’anesthésiste. Les lumières au-dessus de moi, aussi éblouissantes que celle d’un stade de football, ont commencé à tournoyer, traçant des faisceaux blancs partout au plafond. J’ai à peine eu le temps de comprendre que c’était mes yeux qui roulaient dans tous les sens.
Je suis tombée dans un genre de transe où plus rien me dérangeait. « Ça marche », j’ai chuchoté. J’ai essayé de regarder mes pieds et je suis tombée dans les vapes.
Quand je me suis réveillée, la Française qui m’avait trouvée sur le chemin était assise à côté de moi, quelques livres entre les mains. Elle s’appelait Edwidge et ses grandes lunettes entouraient son visage. Elle a patiemment traduit tout ce que les infirmières me disaient. Apparemment, j’avais été chanceuse que l’infection n’ait pas atteint d’os, sans quoi il aurait fallu amputer mes orteils. À mon souvenir, personne ne m’avait dit ça avant l’opération et c’était bien mieux comme ça.
Edwidge m’a visitée tous les jours de la semaine et demie où j’ai été hospitalisée. Elle m’apportait des pâtisseries et des petits cadeaux pour que je garde le moral. Je lui ai conté pourquoi j’avais choisi de faire le chemin de Compostelle et m’a expliqué pourquoi elle avait choisi de m’aider. Nos raisons étaient similaires, fondées sur un désir profond de trouver la foi dans la gentillesse d’inconnus après avoir vécu un traumatisme.
Sa générosité m'a époustouflé. C'était un appel au réveil et cela a changé ma vision des voyages. Étais-je en randonnée juste pour remettre à plus tard ma recherche d'une job à la maison? Ou étais-je là pour tester ma détermination - éliminer toutes les parties de moi qui ne pourraient pas le pirater à travers un petit revers chirurgical?
Quand j’étais suffisamment en forme pour quitter l’hôpital, Edwidge m’a aidé à trouver un magasin de sport, où j’ai acheté de meilleures chaussures et jeté la moitié de ce que j’avais emballé. Elle m'a conduit à la prochaine étape de l'itinéraire de randonnée et m'a souhaité bonne chance. J'ai parcouru les 800 derniers kilomètres jusqu'à Santiago, par-dessus les montagnes des Pyrénées et les plaines chaudes et plates de la meseta.
À tous ceux qui envisagent le chemin de Compostelle, je le recommande vivement, malgré les problèmes que j'ai rencontrés. Voici mon conseil: procurez-vous des chaussures une demi-pointure de plus par rapport à ce que vous portez d'habitude et brisez-les avant; prenez au dépourvu la générosité de ceux que vous rencontrez en chemin; respecter les limites de votre corps. Et si vous avez besoin d’une petite opération chirurgicale en cours de route, n’oubliez pas que ce n’est pas la fin de votre aventure.
Numéro 5