Hommage aux mères qui nous laissent voyager

10.05.18

Un dimanche soir, il y a environ dix ans, j’ai écrit à ma mère qui était en Ontario depuis l’autre bout du pays. J’ai commencé mon courriel en disant : « J’ai pris certaines décisions à propos de ma vie. » Je lui ai déballé mon plan en 1400 mots, lui expliquant que je voulais prendre une pause du travail et partir en solo pour neuf mois autour du monde. J’ai énuméré l’itinéraire que j’ai imaginé et les façons de financer mon voyage. J’ai terminé le tout en lui disant pourquoi je voulais partir, pensant que ça l’aiderait à comprendre. Avec le recul, je sais que c’était plutôt pour me convaincre moi-même : « Je n'ai pas d’obligations et j'ai assez d’argent en banque. Ça fait assez longtemps que je fais mes petites affaires sans rien faire de trop risqué. Je veux partir parce que j'en ai le courage. »

Ma mère me répond au bout de quelques heures, en pleine nuit chez moi : « Wow, faut qu’on parle! Appelle-moi quand tu te lèves! »

J’avais quitté le nid familial sept ans plus tôt. J’étais partie étudier à l’Université de Victoria, sur l’île de Vancouver. J’avais 18 ans, j’étais prête à faire le grand saut et Victoria était à peu près le plus loin que je pouvais aller sans avoir trop de paperasse à remplir. Quand ma mère m’a laissé dans le dortoir à la rentrée, et pas mal toutes les fois qu’on s’est dit au revoir à l’aéroport au cours des années suivantes, les larmes nous montaient aux yeux. Je savais qu’elle ne sauterait pas de joie à l’idée que je parte seule à l’autre bout du monde pendant neuf mois, mais elle n’a jamais essayé de me décourager.

Sincère ou non, elle s’est montrée enthousiaste quand je lui ai expliqué mon plan, qui a changé mille fois dans les mois qui ont suivi mon premier courriel. Elle m’a parlé d’une petite ville allemande (que j’ai visité) où elle avait habité pendant un an à l’adolescence et elle pensait déjà aux endroits où mon père et elle pourraient me rejoindre (on a fait l’Écosse ensemble). Jamais elle a remis en question mon idée de dépenser autant d’argent pour voyager, argent qui aurait pu être investi dans un régime d’épargne-retraite, une future maison ou n’importe quel autre projet sérieux. Elle a pas exactement sauté au plafond quand je lui ai parlé de visiter quatre pays de l’Afrique de l’Est (« en groupe, y a pas de problème »), mais si elle était inquiète, elle a jamais sourcillé.

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Environ un mois avant de partir, je suis retournée vivre chez mes parents pour économiser et commencer les préparatifs. Tout était réservé. J’ai passé la dernière semaine à faire des courses pour trouver ce qui me manquait : une bonne paire de gougounes, une serviette en microfibres, une plus grande trousse de toilette, des médicaments contre la malaria, des vaccins contre la fièvre jaune et l’hépatite A. La veille de mon départ, j’ai passé la journée à faire et défaire mon sac, aidée du chat de mes parents. Je me demandais si je devais apporter une ou deux paires de jeans (j’ai finalement opté pour une) et j’essayais très fort d’ignorer le sentiment de panique qui serrait de plus en plus ma poitrine. Le grand jour allait enfin arriver. C’était trop pour moi. J’ai traversé le couloir et trouvé ma mère dans la pièce d’à côté. Elle était dos à moi, mais savait que j’étais là : « Qu’est-ce qu’il y a? »

« Rien. »

Elle a reconnu mon ton de voix et s’est retournée. Les larmes coulaient sur mes joues. Elle s’est approchée pour me prendre dans ses bras comme elle l’avait fait si souvent, clouant les miens le long de mon corps pendant que je reniflais dans son cou. Elle m’a demandé ce qui se passait et, comme tant de fois avant, devant mon silence, a répondu pour moi, sachant exactement ce qui n'allait pas.

« Ça s’en vient vite, enh? »

« M’ouais... »

Mes parents m’ont amenée à l’aéroport et on s’est dit au revoir, les larmes aux yeux.

J’ai pleuré un bon coup, j’ai essuyé mon visage et je suis retournée faire mon sac. Le lendemain matin, mes parents m’ont amenée à l’aéroport et on s’est dit au revoir, les larmes aux yeux, entre les voyageurs d’affaires et les touristes. Puis, je suis partie pour l’autre bout du monde.

Ce qui suit est le chapitre de ma vie intitulé Le grand voyage. En neuf mois, j’ai pris 30 avions, visité 4 continents et mis les pieds dans 29 pays. J’ai passé à travers quatre paires de gougounes et sept bouteilles de crème solaire. Je me suis endormie au son des vagues, des rugissements de lions et des ronflements de voisins de chambres. J’ai vu des koalas, des otaries, des kangourous, des éléphants, des baleines bleues, des lions, des rhinocéros et des hippopotames dans leur habitat naturel. J’ai perdu mon portefeuille et me suis fait une nouvelle cicatrice.

J’ai embrassé une girafe et nourri un dauphin. J’ai mangé du hāngi, bu dans un shebeen, voyagé à bord d’un tuktuk, navigué sur un dhow et pris la route en Fiat. J’ai marché aux abords d’un volcan et j’ai vu deux des sept merveilles du monde. J’ai passé la Saint-Valentin à Sydney, la Saint-Patrick à Exmouth, Pâques à Bangkok, mon anniversaire à Copenhague et la fête du Canada à Reykjavik.

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Je me suis fait masser pour 4 $ et j’ai bu un cocktail à 14 $. J’ai traversé l’équateur à 4 reprises et réglé ma montre 14 fois. J’ai utilisé 22 devises et lu autant de livres. D’Adélaïde à Zagreb, j’ai séjourné à 120 endroits, dormi dans 115 lits, deux trains, trois autobus, deux winnebagos, plusieurs tentes et sur un tas de sofas.

J’ai traversé l’équateur à 4 reprises et réglé ma montre 14 fois.

J’appelais mes parents quand j’avais la chance, toutes les quelques semaines. J’envoyais des cartes postales et des courriels régulièrement, mais je sais que ma mère a dû se morfondre plus d’une fois en attendant de mes nouvelles.

J’ai perdu mon portefeuille au cours du quatrième mois, juste avant un voyage de 20 heures en train entre Port Elizabeth et Johannesburg, en Afrique du Sud. J’ai appelé VISA pour annuler ma carte de crédit, mais j’allais manquer mon train, alors j’ai dit au représentant de laisser tomber, que je rappellerais plus tard. Un autre représentant a dû voir qu’il manquait de l’information à mon dossier et a tenté de me contacter pour faire un suivi. Le numéro de référence était celui de mes parents. Le représentant a demandé à ma mère si elle savait où j’étais, lui disant que ma carte avait été déclarée volée en Afrique du Sud et qu’ils n’arrivaient pas à me joindre.

Pressée d’attraper mon train, je n’ai pas avisé ma mère de ma petite péripétie pourtant anodine. Elle s’est donc imaginée le pire en apprenant que j’étais en Afrique du Sud sans ma carte de crédit — elle croyait que je m’étais fait voler et que je gisais quelque part, morte. Pour ajouter au désespoir, sa seule façon de me joindre était par courriel. Quand je suis finalement arrivée à mon auberge de Johannesburg, j’ai lu son seul et unique message. APPELLE-MOI MAINTENANT. Le soleil ne s’était pas encore levé en Ontario et je n’avais pas de carte d’appel avec moi. J’ai donc fait un appel à frais virés avec le téléphone public de l’auberge et j’ai finalement pu rassurer ma mère.

Je suis maintenant revenue à la maison il y a longtemps, mais malgré le temps qui passe et le retour à la vie normale, ce voyage reste l’une des plus grandes aventures que j’ai vécues. Ça n’a pas changé ma vie ni la personne que je suis; j’ai emménagé dans le même appartement, repris le même travail et retrouvé les mêmes amis. Mais je sais maintenant ce dont je suis capable dans les moments où le doute s’installe. Est-ce que je peux postuler pour cette job-là? Est-ce que je devrais inviter ce gars-là à sortir? Est-ce que je vais trouver mon chemin sans Google Maps? Si t’as déjà conduit un winnebago manuel sur la côte australienne, si tu t’es promené seul au crépuscule dans les rues de Nairobi, si tu as réussi à baragouiner en polonais à un moment critique, crois-moi, tu vas être correct.

Plus récemment, j'ai réalisé à quel point ça a dû être difficile pour ma mère de ne pas barricader la porte de la maison pour m’empêcher de partir. Évidemment, j’étais adulte, je pouvais faire ce que je voulais et elle ne pouvait pas vraiment m’arrêter. Mais ne montrer aucun signe d’inquiétude alors qu’elle aurait préféré que je reste en sécurité dans le confort du cocon familial? Plus facile à dire qu’à faire.

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En me laissant partir sans me transmettre sa peur et ses inquiétudes, ma mère m’a permis de découvrir le monde

Je suis maintenant mère d’une petite fille de deux ans et sa sœur arrivera au cours de l’été. L’idée que mes filles grandissent et m’envoient le même courriel me rend à la fois fière et terrorisée. Bon, la première marche à peine et la deuxième n’est pas encore née; c’est difficile de les imaginer dans la vingtaine (quoique si elles sont détestables, j’aurai peut-être moins de misère à les laisser partir). L’immensité des émotions provoquées par l’idée que tes enfants soient quelque part dans le monde sans toi est un nouveau concept qui me submerge, mais je suis déjà consciente de la force et de la retenue douloureuse que ça prend pour dire « vas-y » quand, en réalité, tu voudrais dire « je t’en supplie, reste ».

Je le comprenais pas à l’époque et c’est normal. Ce que je sais maintenant, c’est que la force de ma mère m’a donné le courage de partir. Le résultat a été une expérience inoubliable qui m’a rendue plus forte à mon tour. En me laissant partir sans me transmettre sa peur et ses inquiétudes, ma mère m’a permis de découvrir le monde, de demeurer dans trois villes différentes, de rencontrer des gens et de vivre une foule de choses. Sans ça, je ne serais pas devenue la même.

À toutes les mères qui nous laissent partir quand elles voudraient qu’on reste, merci. J’espère être capable de faire la même chose un jour.

Cet article fait partie du
Numéro 5

Récits de voyage