Les deux pieds dans la boue en Écosse

20.04.18

Peu après être arrivées sur la ferme dans laquelle on venait d’être embauchées comme « fermières », le fermier entend une brebis bêler de désespoir. On se précipite dans la noirceur à la recherche de la bête. Elle est là, debout sur ses quatre pattes, avec une cinquième patte qui sort de tu-sais-où. Le fermier saute dans l’enclos, attrape la brebis et se prépare pour l’arrivée d’un agneau tout neuf. Je pensais être en train de vivre une expérience unique. Eh bien, apparemment que c’était pas si unique que ça, et j’allais devoir y mettre du mien.

Six mois plus tôt, j’étais chez moi à Hamilton, en Ontario. Je venais tout juste de revenir de mon premier voyage à vie. J’étais allée enseigner en Corée du Sud. J’avais 19 ans et ce voyage avait changé ma vie de façon spectaculaire. J’avais maintenant confiance en moi et je mourais d’envie de repartir.

Après avoir passé seulement deux mois en Asie, j’ai réussi à me débrouiller dans un pays dont je ne connaissais pas la langue et à prendre part à un camp culturel au nord de Séoul. Je suis passée de la fille en pleurs à sa première journée dans sa famille d’accueil, terrorisée par ce qui l’attendait, à la fille qui se démenait, malgré la barrière linguistique, pour enseigner les sports, l’art, la musique et le théâtre à des enfants de six à douze ans. À la fin du voyage, j’avais changé. J’avais appris à me connaître, j’avais découvert une nouvelle culture et je me sentais revivre. Sans hésiter, j’ai réservé un vol vers la Malaisie pour un voyage solo de deux semaines. Je n’avais plus peur de rien.

Éventuellement, j’ai dû rentrer à la maison, mais après autant de liberté, je ne pouvais pas rester sédentaire.

Après autant de liberté, je ne pouvais pas rester
sédentaire.

La date d’inscription pour ma deuxième année d’université était passée et bien franchement, la première année ne m’avait pas trop inspirée. Je travaillais dans une boutique photo et passais mes journées à vérifier la qualité d’impression des photos de voyage des autres. Ça me rendait folle. J’avais besoin de sentir l’adrénaline à nouveau, de suivre mon instinct, de me lancer à la découverte d’un nouveau pays.

J’ai donc décidé d’acheter un billet d’avion pour l’Écosse. J’étais récemment tombée amoureuse du groupe écossais Belle & Sebastian et, bien sûr, la magie des îles Britanniques avait toujours capté mon attention. Je pensais aux châteaux, aux valons, aux petits biscuits, etc. Avec rien d’autre qu’un visa de travail de six mois et un aller simple pour Glascow, j’étais prête à partir.

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Une bonne amie du secondaire s’est ajoutée au voyage. Dès notre arrivée, on a voulu voir le fameux château juché sur un volcan éteint à Édimbourg. À ce moment-là, la livre sterling avait bien plus de valeur que le dollar et je savais que je devais vite trouver un moyen de faire un peu d’argent si je ne voulais pas bientôt rentrer chez moi la tête basse.

On logeait en auberge pour économiser, mais aussi pour rencontrer des gens. On se faisait des amis des quatre coins de la planète et il y avait toujours quelqu’un pour sortir une guitare et nous faire chanter en chœur.

Un matin, alors qu’on s’apprêtait à partir à la découverte de la vieille ville, j’attendais mon amie accotée sur un tableau d’affichage d’offres d’emploi dans le hall de l’auberge Princes Street Backpackers East. Il y avait les classiques « serveur demandé » et « prof d’anglais recherché », mais un emploi sortait du lot. Écrit en pattes de mouche, on pouvait deviner les mots « fermier recherché ».

 Écrit en pattes de mouche, on pouvait deviner les mots « fermier recherché ».

Je me creusais justement la tête pour faire un peu d’argent. Je savais que je pouvais tenir une semaine de plus en étant raisonnable. La dernière chose que je voulais, c’était acheter un billet de retour alors que je venais d’arriver. Ç’aurait été un échec total. Je voulais travailler et m’immerger dans la culture. Je voulais vivre une expérience réelle et je me suis dit que c’était ma chance.

J’ai grandi en ville. Mon expérience à la ferme se résumait donc à mes sorties scolaires au zoo pour enfants. L’annonce mentionnait l’hébergement en plus d’une rémunération intéressante. Tout ce qu’ils cherchaient, c’était deux personnes en forme. J’ai donc appelé.

Je ne sais pas comment j’ai fait mon coup. Mon enthousiasme et ma volonté excessive d’essayer n’importe quoi ont dû compenser mon ignorance totale des moutons et de leurs habitudes. Le fermier s’est risqué à nous engager au téléphone et en deux temps trois mouvements, on était en route vers notre destination : une ferme entourée de ruines à une heure au sud d’Édimbourg, près de la frontière. J’étais aux anges.

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On était en mars, mais on sentait un bon vent de janvier. Des tempêtes hivernales s’abattaient sur les coteaux où, j’allais vite apprendre, des centaines de moutons allaient donner naissance. On est arrivées tard le soir et un repas encore chaud nous attendait. On est entrées par la porte avant, qui donnait sur une cuisine chaleureuse avec un four AGA bleu. Le gros four à bois comptait quatre compartiments. La porte d’un d’entre eux était entrouverte. À l’intérieur, il y avait un agneau. Vivant. Il dormait paisiblement dans un des compartiments inutilisés. La femme du fermier a vu la surprise sur mon visage et m’a tout de suite rassurée. Ce n’était pas notre repas. Il se réchauffait un peu après avoir pris froid la nuit d’avant sur la colline. J’étais tout de même inquiète de voir sa laine roussir sur un de ses flancs.

Pendant le souper, le fermier nous a brièvement expliqué nos tâches des prochaines semaines. Je m’attendais à ce qu’il parle avec un accent écossais prononcé, mais il chantonnait plutôt à la manière des Anglais. Il nous a mentionné qu’on devait construire des petits enclos pour les brebis et les agneaux. On les construirait dans une grange à côté de la grange principale pour que les nouvelles mamans et leur bébé puissent être tranquilles quelques jours avant de sortir brouter dans les prés. Il fallait construire trois murs, le quatrième servant de porte improvisée. Il faudrait aussi prendre soin du troupeau et « aider au besoin ». Les brebis ne devaient pas mettre bas avant une semaine. On avait donc un peu de temps.

J’étais curieuse de savoir ce que voulait dire « aider au besoin ». Je l’ai compris le soir même qu’on est sortis de table en courant pour voir un agneau naître sous nos yeux.

On s’est mises au travail le jour suivant. Mon amie devait surveiller plus de 250 moutons dans la grange et je suis allée à une ferme voisine pour en surveiller 300 autres. J’ai vite appris à conduire un VTT, une première pour moi, sur des routes rocailleuses et vallonnées. C’était mon nouveau moyen de transport quotidien et j’adorais. Le trajet de 15 minutes m’amenait à travers des collines couvertes de lichen et de lavande. La route était parfois si cahoteuse que j’avançais dans un angle qui me laissait imaginer ma débarque imminente et mon décès subit. Le vent pouvait se lever à tout moment, accompagné de pluie qui se transformait en neige pour redevenir pluie. J’étais profondément reconnaissante pour les bottes de pluie qu’on m’avait prêtées. La plupart du temps, je riais de joie les cheveux dans le vent.

Les brebis que je surveillais broutaient calmement en attendant d’avoir leurs petits. Je marchais entre elles, à l’affût de tout signe de détresse. Ça pouvait être une patte qui sort de tu-sais-où ou une brebis couchée visiblement inconfortable. Au début, tout me paraissait être un signe de détresse, mais j’ai fini par comprendre que la plupart du temps, la brebis savait quoi faire et n’avait pas besoin d’aide. Celles qui, au contraire, avaient de la misère étaient faciles à reconnaître et j’ai vite appris à faire la différence et à agir avant qu’il ne soit trop tard.

Environ quatre jours après notre arrivée, j’ai géré mon premier accouchement. Quand j’ai trouvé une brebis mal en point, je savais que je devais faire ce que le fermier m’avait expliqué le premier soir. Une longue patte blanche dépassait de son arrière-train. Comme tous les autres mammifères à quatre pattes, un agneau naît normalement en présentant la tête et les pattes avant. Ça avait tout l’air que la tête ou l’épaule du petit était coincée. J’ai attrapé une bouteille de lubrifiant et j’ai mis un long gant rose qui me couvrait jusqu’à l’épaule. Le fermier avait dit que c’était facile une fois que la brebis était isolée du troupeau. Les moutons étant ce qu’ils sont, ils n’aiment pas être séparés des leurs. J’ai donc passé la moitié de mon temps à chasser une brebis qui ne voulait manifestement pas se faire attraper. Une fois que j’ai pu l’isoler, je l’ai couchée sur le côté, je l’ai immobilisée entre mes jambes, j’ai lubrifié mon gant et j’ai plongé ma main à la recherche de la tête et des pattes. Il faut placer la tête en premier et les deux pattes pour que l’agneau puisse sortir doucement. Eh oui, c’est maintenant une chose que je sais faire.

Une fois que je me suis fait la main, d’autres manœuvres comme jumeler un agneau orphelin à une autre brebis ayant un surplus de lait en attachant ses pattes et en le recouvrant du placenta de sa nouvelle maman pendant qu’elle accouche de son propre petit sont devenues des activités tout à fait normales. J’ai dû le faire quatre ou cinq fois.

Bien sûr, les choses ne se passaient pas toujours comme prévu. Il m’est arrivé de vouloir dégager les poumons d’un agneau fraîchement né en le tenant la tête à l’envers et en le balançant… jusqu’à ce qu’il me glisse des mains et atterrisse à l’autre bout de la grange. Il s’en est très bien sorti, mais j’ai eu la peur de ma vie. Et puis, il y avait les agneaux orphelins qui, pour une raison ou une autre, étaient rejetés par leur mère. On nourrissait alors le bébé à la bouteille jusqu’à ce qu’on puisse lui trouver une mère adoptive produisant beaucoup de lait. J’ai eu jusqu’à huit agneaux qui me suivaient partout et qui accouraient quand je les appelais. C’était comme avoir huit chiots. J’en ai même nommé un Gizmo.

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Chaque jour était marqué par la beauté, le froid et la peur. Ça m’arrivait même de m’ennuyer quand tout était silencieux et que les moutons étaient tranquilles. J’ai appris les légendes du coin, dont l’endroit où Merlin a supposément été enterré à la croisée de deux rivières. J’ai vu une aurore boréale et des centaines de lapins sauvages croiser la route au crépuscule.

J’avais de nouvelles ecchymoses chaque jour, mais j’avais le sourire fendu jusqu’aux oreilles. 

J’avais de nouvelles ecchymoses chaque jour, mais j’avais le sourire fendu jusqu’aux oreilles. Ça n’aura duré que sept semaines, mais ça aura suffi pour me donner l’impression d’avoir été fermière toute ma vie. J’ai fait des choses que je n’aurais jamais imaginé faire dans une boutique photo. On est parties plus riche qu’à l’arrivée, et ce, dans tous les sens du terme. On a poursuivi notre aventure en Irlande où on a élu domicile quelques semaines dans une auberge à Galway.

Il n’y avait rien de plus simple et modeste qu’un emploi affiché sur un babillard d’auberge. Mon expérience à la ferme a ouvert la voie à bien d’autres aventures et a fait de moi une toute nouvelle personne. Lorsqu’on est ouvert au changement, on ne sait jamais sous quelle forme il peut se présenter. On finit même parfois avec d’excellentes expériences à ajouter à la fin d’un CV.

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