L’art (délicat) de rentrer à la maison

20.04.20

C’est une chaude matinée de juillet à Toronto qui promet une journée d'été parfaite. Le soleil est au rendez-vous, le ciel est dégagé et les enfants du voisin barbotent dans leur piscine. Je suis sur le patio de mon frère dans la ville où je suis rentrée après un an et demi en Amérique du Sud. Pendant que j'étais en voyage, mon frère a troqué son appart d'étudiant du centre-ville avec plusieurs colocataires pour un espace aéré avec sa blonde dans un quartier huppé. Il a maintenant un BBQ de luxe, une machine à espresso et une nouvelle passion pour les smoothies verts. Je sirote mon café en pensant à la façon dont la vie de mon frère a changé pendant mes 16 mois d'absence. Il en va de même pour mes amis. En ces premiers jours à la maison - une simple semaine depuis mon retour au Canada - je peux voir à quel point leurs vies ont évolué pendant que je vivais mon rêve sud-américain.

Pour ceux d'entre nous qui ont tendance à être sur la route, le retour à la maison est un art délicat. Pendant notre absence, la maison sera restée la même et aura changé de façon spectaculaire à la fois. Le choc culturel inverse est réel. Il en va de même pour la dépression post-voyage. Certaines amitiés resteront plus fortes que jamais, tandis que d'autres prendront un coup avec la distance. De retour chez moi, j'ai vu à quel point le mode de vie de mes amis avait changé pendant mon absence, et j'ai été obligé de voir le chemin que j'avais choisi de ne pas prendre. Ce n'était pas confortable. Beaucoup de choses sur mon retour ne l'étaient pas. Le truc c’est qu’avec toutes les histoires de voyage, les blogues, les comptes Instagram et les listes de ce qu'il faut voir, on ne parle pas du retour à la maison. Et c’est facile de comprendre pourquoi : le retour à la maison est la partie la moins attrayante, sinon la plus difficile, de toute l'expérience.

Entre mars 2018 et juillet 2019, ma vie a changé radicalement. J'ai vécu en Colombie pendant six mois, puis je suis allée en Équateur. J'ai fait des choses que je n'aurais jamais imaginées : j’ai appris l’espagnol, j'ai fait de la moto, j’ai daté des gens de d'autres cultures, je me suis fait des amis sur les cinq continents, j'ai appris à faire du trekking en haute altitude, j'ai couru avec des locaux et j'ai goûté à plus de nouvelles saveurs que que je ne peux en compter. J'ai connu des hauts (randonnée sur l'un des plus hauts volcans actifs du monde, observation de couchers de soleil magnifiques sur la côte) et des bas (j'ai failli avoir un accident de bateau dans les Caraïbes, je me suis perdue dans un petit village de montagne). Ce fut une période d'immenses changements et de croissance personnelle. Partir pour cette aventure incroyable a sans aucun doute été la meilleure décision que j'ai jamais prise.

Coming Home Sunset

À bien des égards, c'était réconfortant d'être de retour chez moi. J'avais oublié que les soirées d'été ont tendance à durer éternellement et que les fleurs sentent bon après la pluie. J'ai retrouvé avec bonheur le café à emporter, le maïs de l'Ontario et le saumon sur le BBQ. En même temps, Toronto n’était plus comment je l’imaginais. Elle était plus grande et plus animée. Je me sentais écrasée par ses gratte-ciel et nerveuse en raison de tout le bruit environnant. J’étais épuisée de devoir effectuer de longs trajets en transport en commun pour traverser la ville juste pour aller prendre un café avec un ami. Je ressentais des sentiments contradictoires et une nervosité qui m’accompagnaient sans cesse, jusqu’à ce que je prenne le train pour quitter la ville.

J’ai tout de même essayé de revenir à mon ancienne vie comme si je n'avais fait qu'appuyer sur le bouton pause pendant un an et demi, alors que mes amis et moi vivions tous en coloc dans de minuscules appartements. Nous nous retrouvions les jeudis soirs dans un bar du West End, nous buvions des bières et rentrions chez nous en marchant sur les trottoirs enneigés. Ma meilleure amie et moi écoutions de la musique en cuisinant, parlions de notre travail, de nos objectifs de vie, des dernières nouvelles de la famille et de nos derniers potins amoureux. Nous étions toujours sur la même longueur d'onde : deux filles dans la vingtaine à la recherche de repères, lançant nos carrières et vivant avec d'autres filles dans le même bateau dont on avait parfois l’impression qu’il allait couler. Je m’étais créée une bulle confortable dans le West End de la ville où j'avais mon restaurant préféré, mon spot de take-out, ma boulangerie, ma boucherie et mon magasin du coin. Je pensais qu’à mon retour, toutes ces choses seraient à nouveau à ma portée. 

Coming Home Toronto

Je me trompais. Alors que mes amies avaient construit leur vie, j'avais démantelé la mienne. Nous ne cuisinons plus sur le bureau que j'avais placé dans ma cuisine comme un îlot de fortune (quand on n'a pas d'argent, on devient créatif!) -  nous mangons des pizzas fancys sur un comptoir lisse et brillant du condo où ma meilleure amie vit maintenant avec son chum. Par sa fenêtre, on aperçoit la tour du CN, le lac Ontario et tous les grattes-ciel du centre-ville. Un soir, en partant de chez elle, j'ai marché vers le nord dans une rue bordée d’arbres, dans le genre de quartier où les jeunes couples déménagent pour élever une famille. Tsé le genre de quartier où les cafés trendy donnent sur les parcs et où les animaleries vendent de minuscules vêtements (plus chers que les miens) pour des petits chiens de sacoche. En cette soirée d'été particulière, j'ai vu un groupe de coureurs d'une trentaine d'années sprinter dans le parc. Dans leurs vêtements Nike aux couleurs fluos, ils étaient comme des yo-yos à monter et descendre la colline. 

Alors que je regardais le dernier de ces stéréotypes parfaits, je me suis dit « Ce n'est pas le genre de quartier où des jeunes de 25 ans se soûlent dans des bars miteux... c'est le genre de quartier où t’habites quand tu deviens un adulte. » Ces gens-là sont maintenant mes amis. 

C’était clair pendant ces semaines que je me trouvais dans une drôle de situation. Je les enviais, mais je n'aurais pas pour autant sacrifié ma liberté pour avoir ce qu'ils avaient. Par contre, je n'étais pas préparée à ce conflit interne.

Alors que mes amies avaient construit leur vie, j'avais démantelé la mienne.

Comme tout le monde dit, le voyage nous change. Le retour à la maison est toutefois déconcertant car après avoir été plongé dans l'inconnu, la routine du quotidien donne presque l'impression que cette expérience qui change une vie n'a même pas eu lieu. J'étais rentrée au pays depuis deux jours lorsque ma sœur (qui vit en Chine mais avait planifié ses vacances pour coïncider avec mon retour) m'a averti que mes amies ne s'intéresseraient peut-être pas autant que je l'espère à mon voyage. Elle-même vivait à l'étranger depuis cinq ans. Alors que c'était la première fois que je rentrais au pays, elle l’avait déjà fait à plusieurs reprises. 

Alors que nous marchions le long d’un chemin bordé de quenouilles, elle m'a dit de préparer trois versions de mon séjour en Équateur : longue, moyenne et courte. Apprends à lire ton public, a-t-elle dit, et prépare-toi à des commentaires inappropriés. Elle avait raison. Mais j'ai eu du mal à m'en tenir à ma version courte. Je me sentais frustrée par les idées fausses sur l'Équateur, comme les gens qui le comparent à d'autres pays du sud des États-Unis dont l’atmosphère caribéenne n’a rien à voir avec les sierras équatoriennes où les chèvres et les vaches errent gaiement. Je me suis sentie irritée lorsque, après avoir raconté des histoires de course dans les montagnes de Cuenca et découvert que je n'étais pas une personne de grande ville après tout, un ami a plus tard supposé que j'étais basée à Quito, une ville de 1,6 million d'habitants située à plus de 400 kilomètres de là. J’avais le goût de crier « As-tu écouté quoique ce soit de ce que je viens de dire » ? Rentrer à la maison était plus difficile que prévu. 

Coming Home Toronto Street

Je ne m'attendais pas à ce que les choses au Canada soient aussi peu familières qu'elles l'étaient. Les plus petites choses m'ont troublé. Comme payer par écran tactile ou Interac. Comme être capable de comprendre chaque mot des conversations autour de moi. Comme le prix d’un lunch (est-ce que le mac n’ cheese et la bière coûtent toujours 30 dollars ?!). Comme les trains qui partent à l'heure. Comme le fait que les maisons de mon quartier semblent avoir doublé de taille en mon absence. Comme le fait que les gens à la maison sont si occupés en été. Tout. Le. Temps. Comme l'accent canadien (oui, ça existe! ) Je vous le dis, le choc culturel inversé est bien un vrai phénomène. 

L'été a été... trouble. Je ne sais pas comment dire ça autrement. Parfois, je n'avais absolument aucune idée de ce dont parlaient mes amis (qu'est-ce que le JUULing et pourquoi est-ce qu’autant de Torontois boivent maintenant de l'hydromel ?!) Parfois, je remarquais que je m’effaçais dans les conversations où je n'avais pas grand-chose à dire. Lorsque deux amies parlaient de leur malaise lorsqu'elles étaient seules dans leur appartement, je ne comprenais pas. Cela faisait neuf mois que je vivais seule dans un endroit où les vols sont en constante augmentation et où les gens vivent derrière de gigantesques murs avec des portes en fer équipées de caméras de sécurité, de multiples serrures et des chiens de garde. Je n'ai rien dit à ce sujet parce que ce n'était pas pertinent pour eux et parce que mes expériences à l'étranger n'invalident pas les leurs chez eux. Pourtant, je ne pouvais m'empêcher de remarquer la différence.

Rentrer de voyage est certes inconfortable, mais c'est une excellente façon de faire le ménage dans sa vie. Il faut en quelque sorte le faire. Il n'est pas possible de reprendre là où on s’est arrêté, car après le voyage, on revient en tant que personne différente. On ne peut pas juste rentrer chez soi. Ce n'est plus la même chose. Tu n’es plus la même personne, les choses ne sont plus les mêmes, tes amis ne sont plus pareils. À la place, tu entames un nouveau chapitre de ta vie - un chapitre où tu deviens plus sélectif quant aux aspects de ton ancienne vie que tu veux amener avec toi. Rentrer à la maison donne vision plus claire de quels sont ces aspects.

On ne peut pas juste rentrer chez soi. Ce n'est plus la même chose. Tu n’es plus la même personne, les choses ne sont plus les mêmes, tes amis ne sont plus pareils.

Pour moi, il y avait des petites choses du genre « Pourquoi ai-je ressenti le besoin d'avoir AUTANT de chaussures et comment ai-je pu vivre dans un espace aussi encombré ? » Il y a aussi de plus grandes révélations. Au moment où j'ai réalisé cela, un ex (qui n'a jamais été mon chum, et toute notre génération a déjà vécu ce genre de relation) a découvert que j'étais rentrée et m'a suggéré de prendre un café. Reconnaissant que cette personne ne m'avait jamais bien traitée au départ, j'ai choisi de ne pas répondre. Il y avait aussi certains amis qui ne semblaient porter aucun intérêt envers le fait que je sois rentrée. Aussi douloureux que cela ait été, j'ai appris que certaines relations ont moins de valeur. J'ai cessé de faire des efforts. Les relations qui étaient censées rester intactes le resteront. Et c'est ce qu'il s’est passé. 

Si, comme moi, la maison apporte un sentiment d'anxiété, c'est probablement le signe qu’un autre changement doit se produire. Mon cœur battait fort dans l'effervescence de la ville, non pas parce que j’adorais la ville où j’étais rentrée, mais parce qu'elle me stressait au plus haut point. J'aurais probablement dû anticiper que ma personnalité calme et introvertie ne se porte pas bien dans ce genre d'environnement. Surtout après tout ce que j'ai vécu et appris sur moi-même pendant mon absence.

J'ai passé la plus grande partie de mes deux premiers mois à la maison à essayer de combler le fossé entre ma vie antérieure et ma vie actuelle. J'ai échoué. Par une nuit d'août, je suis allée passer la soirée sur le bord du feu au chalet d’un ami. Mes amis et moi avons partagé une bouteille de vin, parlé de l'été et de ce que tout le monde faisait cet automne. La nuit est tombée beaucoup plus tôt ce soir-là et avant que le soleil se couche, les feuilles sont apparues à contre-jour sur un ciel doré. Et, j'ai réalisé qu'à mon prochain retour de voyage, je passerai encore des soirées comme celles-ci, autour du feu, avec des amis qui sont comme une famille pour moi, qu’importe la phase de nos vies dans laquelle nous sommes. Le feu a craqué, mon anxiété s'est calmée et j'ai réalisé que c'est ça, se sentir à la maison.

Cet article fait partie du
Numéro 5

Récits de voyage