Comment des étrangers ont sauvé mon voyage après m'être fait ghoster en Colombie

23.07.18

« Tu peux pas rester ici à pleurer toute la journée. » C’est ce que Marta, ma nouvelle amie argentine, m’a dit en espagnol. « Tu peux pas non plus haïr la Colombie au grand complet à cause d’un chamuyero. On va aller se promener, pis ce soir, tu quittes Medellín. »

On partageait la même chambre d’auberge depuis trois jours, alors elle avait le droit de m'apporter ce genre de conseil. Je l’ai regardée, puis j'ai baissé les yeux sur mon téléphone. Toujours pas de message. Découragée, Marta a soupiré, feignant de s’attacher les cheveux avant de les laisser retomber sur ses épaules. « Lâche ton téléphone! Il a fait son choix, ya. La vie continue! »

Lui, c’était Sebastian, le joueur de handball que j’avais rencontré en juin alors qu’il était en tournoi à Buenos Aires, où je vivais à l’époque. C’était un paisa (ça, c’est le nom donné aux Colombiens qui habitent la région où est produit le café) et moi, une étudiante de Virginie-Occidentale. On a passé la soirée à danser sur les hits de Nicky Jam dans un club plein à craquer pendant que ses coéquipiers cruisaient mes amies. Bref, on s’entendait bien.

Sebastian est reparti pour Medellín le lendemain matin et ça a marqué le début de notre année de relation à distance.

J’ai passé les deux dernières semaines de la session à chasser les zones WiFi et notre relation à distance est devenue une relation transcontinentale dès que je suis rentrée aux États-Unis. Nos conversations étaient mielleuses et remplies d’hésitation, comme un premier baiser avec une nouvelle date. Je suis retournée en Ohio pour entamer ma dernière année d’université et, avant de m’en rendre compte, j’étais tombée amoureuse d’un gars avec qui j’avais passé une soirée à Buenos Aires. Même si j’avais fait une majeure en espagnol, maintenir la conversation n’était pas toujours facile. C'était toujours long avant que je réponde parce que je passais mon temps à essayer de déchiffrer son slang colombien sur Google et que je devais décomposer mes pensées pour pouvoir les exprimer avec des verbes et des mots simples.

Je passais mon temps à essayer de déchiffrer son slang colombien sur Google.

Sebastian avait presque fini son bac en ingénierie et il passait la majeure partie de son temps à voyager en Bolivie ou au Panama pour le handball. Les mois passaient et je traînais constamment à la bibliothèque en fin de soirée afin de terminer ma thèse en espagnol, me demandant s’il dansait avec une nouvelle version de moi.

On avait beaucoup de misère à se comprendre et j’attribuais toujours ce problème de communication à la barrière de langue. Un soir glacial de février, je lui ai écrit : « Tu m’as dit que tu m’appellerais à 19 h et il est passé 22 h. » C’était un samedi et j’étais seule dans mon appart. Je regardais la neige tomber par la fenêtre de ma chambre et je pleurais en silence pour ne pas que mes colocs m’entendent quand ils rentreraient à la maison.

Il n’avait jamais été fort sur les textos et je mettais ça sur le dos de la différence culturelle. Quand je lui ai dit que je me sentais négligée, il m’a répondu en espagnol qu’il était très occupé, qu’il n’avait pas le temps d’écrire, mais qu’il m’aimait.

On a passé le mois suivant à s’envoyer un seul message par jour. Puis, en mars, nos échanges se sont arrêtés brusquement. Je m’apprêtais à défendre ma thèse et l’anxiété me tuait à petit feu. Après presque une semaine de silence et de questions sans réponse, je lui ai écrit, dans un mélange de tristesse et de colère, pour lui demander pourquoi il avait disparu.

Une heure plus tard, il m’a répondu : « Tu n'viendras jamais me voir. Pourquoi continuer à se parler si on n'se reverra jamais? »

« Est-ce que tu veux me voir? »

Pour la première fois depuis des semaines, la réponse est arrivée instantanément.

« C’est sûr, linda. Je t’aime. »

Avec mon chèque de paie suivant, j’ai acheté un billet d’avion pour Medellín pour juin.

Medellín en Colombie

J’ai reçu mon diplôme. Alors que nos retrouvailles de juin approchaient, mon anxiété grandissait au fur et à mesure. Au Panama, je l’ai appelé depuis ma chambre d’hôtel : « Tu vas venir me chercher à l’aéroport demain matin? » La ligne n’arrêtait pas de couper et, pour la première fois depuis des mois, Sebastian avait l’air de se préoccuper plus que moi de nos difficultés à communiquer.

Je l’ai entendu murmurer : « Bien sûr, hermosa » avant que la ligne se mette à gricher et que l’appel soit coupé.

Sebastian m’a retrouvé dans la zone des bagages à 11 h le lendemain matin et m’a donné un bec sec sur la joue. Une Canadienne que j’avais rencontrée dans l’avion et à qui j’avais mentionné combien de temps on avait passé sans se voir a fait son possible pour ne pas trop observer nos retrouvailles plutôt décevantes. Je n’étais pas la seule à être désappointée par le baiser peu convaincant de Sebastian.

On est sortis de l’aéroport et on a pris l’autobus pour aller au centre-ville. Sebastian a dessiné un plan de Medellín sur ma cuisse avec son doigt, pointant tous ses endroits favoris dans la ville du printemps éternel.

« Je vais tout te montrer », m’a-t-il promis. Et je l’ai cru.

J’avais réservé une chambre dans une auberge parce que Sebastian habitait encore chez ses parents. Il a piqué une jasette à la gérante pendant que je payais ma réservation. On a passé l’après-midi ensemble et on a fini la soirée à boire quelques verres sur une terrasse en bois d’El Poblado.

Le soir suivant, il est venu me chercher et m’a amené dans un bar qui surplombait Parque Lleras. On a bu des pichets de sangria, on a parlé de nos familles et on a fait des plans pour qu’il vienne me visiter à New York en décembre. Ensuite, il m’a emmenée dans une rue tranquille bordée de bancs.

Parque Lleras en Colombie

Dans un anglais approximatif, il m’a dit : « J’aimerais que tu m’embrasses ». J’ai littéralement fondu sur place et, pour la première fois depuis que j’étais arrivée, tout était parfait.

On a terminé la soirée devant mon auberge. « Je travaille demain matin, linda. » Il m’a tirée vers lui pour m’embrasser.

« Je vais venir te chercher demain à 14 h pour aller au Parque Arvi. » On s’est pris dans nos bras, puis il est parti. Je ne l’ai plus jamais revu.

Comme on ne peut pas vraiment voir quelqu’un qui ne se pointe jamais, Marta, qui m’avait vu arriver avec lui la veille, était là pour constater que je m’étais bel et bien fait ghoster : le rendez-vous de 14 h n’avait jamais eu lieu et les messages textes demeuraient sans réponse. Les coéquipiers de Sebastian n’ont pas été d’une grande aide non plus. L’un d’eux m’a dit qu’il ne l’avait pas vu depuis des jours et un autre n’arrivait même pas à comprendre pourquoi j’étais contrariée. Après avoir posé un peu plus de questions, le second m’a avoué qu’il n’avait pas réalisé que mon histoire avec Sebastian était aussi sérieuse que je le prétendais.

Marta, qui était elle-même en vacances, m’a emmené danser pour me changer les idées. Je n'étais pas de bonne humeur, mais Marta a tenu le phare à travers la tempête. Le lendemain, elle était vraiment décidée à me faire oublier ma flamme et à me voir renaître de mes cendres. « Vamos », m’a-t-elle dit en sortant de la douche. J’étais déjà habillée — n’importe comment, je dois l'avouer — même si tous mes plans étaient tombés à l’eau. Marta, les cheveux encore mouillés, était prête pour l’aventure. « Tu quittes Medellín ce soir, alors on va faire tout ce que t’as pas fait cette semaine. »

« Où est-ce que je vais aller après avoir quitté Medellín? » Mon vol partait dans quatre jours et je devais prendre part à un programme en Équateur à la fin de la semaine. Je ne pouvais donc pas trop changer mes plans.

En apprendre sur son pays me donnait l’impression d’écourter la distance qui nous séparait.

« Cartagena ou Bogota, m’a-t-elle répondu en peignant ses cheveux, mais on décidera ça plus tard. Par quoi est-ce qu’on commence? »

Avant de rencontrer Sebastian, mes connaissances sur la Colombie se résumaient pas mal à deux choses : la cocaïne et Shakira. Ça a changé avec notre relation. Le fait d’en apprendre sur son pays me donnait l’impression d’écourter la distance qui nous séparait. Je me suis mis à dévorer tout ce qu'il y avait à lire sur la Colombie, de Botero aux FARC. Je savais à peu près tout ce qu’il y avait à faire à Medellín. Peu enthousiaste, j’ai dressé une petite liste pour Marta.

On a commencé par la murale de Nicky Jam dans El Poblado parce que c’était l’attrait le plus près. Ma thèse d’université portait sur lui et Sebastian m’avait promis de m’emmener voir le reggaetonero. La murale n’apparaissait sur aucune carte. On a donc acheté des fruits à un vendeur ambulant et on lui a demandé où trouver la fresque. Vingt minutes plus tard, je posais devant la murale pendant que Marta prenait ma photo. Elle me faisait rire sans arrêt et, pendant ces moments-là, ma tristesse s’estompait.

Murale Nicky Jam dans El Poblado

On a ensuite pris le métro pour aller au centre-ville parce qu’on voulait monter dans le fameux tramway. C’était l’idée de Marta, mais je mentirais si je disais que je n’ai pas apprécié la vue. Après coup, on s’est rendues au sommet des montagnes de peine et de misère et on a exploré Parque Arví, le parc où Sebastian devait m’emmener. Je me suis acheté un bracelet pour ne pas oublier mon échec à Medellín et on s’est bourrées de chorizo. Puis, l’heure de retourner à l’auberge est arrivée. Marta devait faire son sac avant de prendre l’avion pour continuer son voyage à San Andrés.

Je suis allée m’asseoir seule sur la terrasse de l’auberge et j’ai regardé les touristes et les gens du coin arpenter les rues d’El Poblado, tout en bas. J’ai ouvert mon ordinateur et je me suis mise à chercher des vols. Être à Medellín sans Sebastian était horrible, mais découvrir la ville sans Marta était presque pire.

Être à Medellín sans Sebastian était horrible, mais découvrir la ville sans Marta était presque pire.

« Est-ce que je peux m’asseoir ici? », m’a demandé la femme blonde aux yeux bleu clair avec un accent différent du mien. J’ai fait oui de la tête et je lui ai souri tristement.

« T’as pas l’air contente », m’a-t-elle dit tout en déviant son regard pour observer les gens dans la rue. « Qu’est-ce qui se passe? »

Au fil de la conversation, j’ai su qu’elle s’appelait Magda, qu’elle était une chef tchèque qui passait ses vacances en Colombie. Elle a fini par savoir que j’étais une épave abandonnée qui cherchait désespérément à quitter la ville que je détestais et adorais à la fois.

« Je pars demain pour Cartagena, viens avec moi! » Elle me parlait de la pittoresque ville portuaire qui donnait sur la mer des Caraïbes, reconnue pour sa chaleur accablante et sa vie nocturne endiablée. « Rien ne guérit un cœur brisé comme boire du vin dans les Caraïbes. »

Caraïbes

J’aurais dû être un peu plus méfiante face à l’invitation, mais après avoir dédié une année de ma vie à un gars qui venait de m’abandonner sans raison, j’avais pas trop confiance en mon instinct. J’ai donc réservé mon vol sur-le-champ.

Magda partait le lendemain matin, mais mon vol ne décollait qu’en soirée. J’ai passé l’après-midi à flâner à l’auberge, à jaser avec d’autres voyageurs et à faire mon sac. En auberge, on n’est jamais vraiment seul, même quand on voyage en solo. Finalement, l’heure de mon départ est arrivée.

« Pas de novio aujourd’hui? », m’a demandé Gloria, la gérante. Elle avait l’air surprise de me voir seule. Comme tous ceux qui avaient rencontré Sebastian, elle était tombée sous son charme dès leur première rencontre.

« Il a disparu… je m’en vais à Cartagena. » Je lui ai expliqué ce qui était arrivé et la raison de mon départ précipité. On s’était liées d’amitié pendant mon séjour, alors je lui ai dit que, comme je m’en allais sans préavis, je ne m’attendais pas à ce qu’elle me rembourse les nuits que j’avais déjà payées à mon arrivée.

Gloria a hoché de la tête en ouvrant son tiroir-caisse. « Absolument pas. » Elle comptait les pesos dans sa main. « Tu peux pas quitter la Colombie avec autant d’amertume. Tiens. »

Elle m’a tendu l’argent et m’a fait un clin d’œil. « À moins que tu préfères avoir un crédit pour ta prochaine visite en ville. »

J’ai ri. « Je sais pas quand je reviendrai. »

Gloria a souri en hochant la tête : « Prépare-toi à ce qu’il revienne. Les Colombianos sont comme ça. » J’ai ri malgré la tristesse, je l’ai remercié et je suis sortie.

Ce que je ne savais pas encore, c’est que je retournerais à Medellín un an plus tard pour vivre ma propre aventure dans cette ville que j’avais adorée, puis détestée, puis aimée à nouveau. Je ne sais pas si j’aurais été capable de revenir si je m’étais sentie abandonnée et mal-aimée la première fois que j’ai quitté la Colombie. Mais le contraste marqué entre l’attitude de Sebastian et la gentillesse des gens rencontrés à l’auberge m’a enseigné une belle leçon d’humanité : des amoureux peuvent devenir des inconnus et des inconnus peuvent aussi devenir de très bons amis.

Cet article fait partie du
Numéro 5

Récits de voyage